France V Asie : autopsie des conditions de travail des employés du textile.
Entre la réindustrialisation de la France et l'explosion récente d’une marque chinoise qui inonde le marché mondial, l’équipe Révélation s’attarde sur les différences entre les conditions de travail d'un salarié du textile en France et en Asie. Un vaste sujet…
Chine, Cambodge, Bangladesh ou encore Pakistan font partie des pays asiatiques qui nous viennent souvent à l’esprit lorsqu’on évoque le marché du textile à l’échelle mondiale.
En 2020, après Covid, les exportations de la Chine représentaient 154 milliards de dollars quand celles de l'UE atteignaient les 64 milliards.
Très compétitifs en termes de production, loin devant l’Europe en ce qui concerne les exportations, les pays asiatiques sont cependant décriés pour les conditions de travail de leurs salariés.
Afin de comparer ce qui est comparable, l’équipe Révélation a passé à la loupe les conditions de travail des salariés des pays asiatiques versus les salariés français selon 5 critères majeurs.
1er critère : le salaire
Disposer d’un salaire décent est un droit humain fondamental reconnu par l’ONU. Un salaire décent, c’est un salaire qui permet de faire vivre sa famille dans son pays, mais aussi d’épargner et de pouvoir accéder aux loisirs.
En France, c’est le SMIC qui fait office de baromètre.
Ailleurs, d’autres gouvernements ont aussi établi des salaires minimums. Mais leur réalité est tout autre comme en témoignent ces chiffres :
427€/mois en Turquie. Le salaire minimum vient de bondir de +54% en décembre 2022 pour faire face à l’inflation
196€/mois en Chine en 2020. C’est une moyenne, car cela dépend des régions
188€/mois au Cambodge. Après une nouvelle revalorisation en 2022, notamment dans l’industrie textile dont les travailleurs s’étaient mobilisés en masse
137€/mois au Pakistan en 2021. Après une lutte entre les syndicats de l’univers textile et leurs employeurs. La Cour juridictionnelle du Pakistan a donné raison aux syndicats
83€/mois au Bangladesh. Les travailleurs de l’univers textile ont obtenu une revalorisation de 0,20c en 2019
Il est évident que ces salaires minimum sont à corréler au coût de la vie de chacun des pays auxquels ils correspondent. Parmi les 5 exemples évoqués ci-dessus, réalisons tout de même que ceux-ci restent 3 à 16 fois inférieurs au SMIC français.
À ces données, il faut ajouter que :
Les femmes, pourtant sur-représentées parmi les ouvriers du textile, sont souvent moins bien rémunérées que les hommes
Le salaire minimum est bien souvent transformé en plafond de rémunération
Le temps de travail est très peu encadré. Il n’est pas rare de voir des ouvriers effectuer 14 à 16 heures de travail par jour et ce, 7/7 jours.
Les congés payés ou heures supplémentaires s’ils existent, sont difficiles à obtenir
Les employés qui tentent de s’organiser en syndicats pour défendre leurs droits sont bien souvent écartés.
Un autre chiffre est intéressant à retenir d’après les études réalisées par Clean Clothes Campaign. Quand vous achetez un tee-shirt à 29€ fabriqué au Bangladesh, seulement 0,6% revient aux ouvriers, soit… 18 centimes d’euro.
2ème critère : les contrats de travail
En France, nous sommes habitués à travailler sous contrat, avec des mentions obligatoires et des articles bien encadrés. Bien sûr, tout n’est pas parfait. Certains employeurs abusent de leur statut, mais l’employé est relativement bien protégé et ses conditions de travail sont surveillées. Des organismes étatiques tels que l’ANACT existent pour optimiser les conditions de travail et faire de la prévention.
Dans d’autres pays où l’industrie du textile est pourvoyeuse d’emplois, cela ne se passe pas nécessairement de la même manière.
Face au phénomène de la fast-fashion, certains groupes de prêt-à-porter produisant en Asie contractent de nouveaux sous-traitants en “last-minute” en surfant sur l’effet de saisonnalité de la mode. Ces sous-traitants de l’ombre peuvent être des usines et parfois, des travailleurs indépendants qui officient depuis chez eux sans le moindre contrat de travail.
Un véritable marché noir de “petites mains” indépendantes qui profite aux usines locales en leur permettant de s’exonérer des charges sociales tout en rémunérant cette main d’œuvre en dessous du salaire légal.
Résultat : une aggravation sensible des conditions de travail des salariés et de la précarité des emplois. Parmi ces travailleurs, les premiers impactés sont bien souvent les femmes et les migrants.
Un exemple concret pour illustrer ce phénomène : sur le site de Clean Clothes Campaign, une cambodgienne témoigne, dans un rapport de 2012. “Si l’employeur découvre que vous êtes enceinte, il arrêtera votre contrat court. Ils n’appellent pas ça “licencier”, qui est un terme très sérieux et qui permettrait à la travailleuse de répliquer. Mais la signification est la même”. Des programmes à l’image de Better Factories Cambodia, initiés par l’Organisation Internationale du Travail, contribuent à faire évoluer ces pratiques.
3ème critère : les conditions de travail des salariés en usine
Même si certaines usines françaises ne mènent pas des audits internes de manière fréquente, la qualité de vie au travail en France reste louable. Le code du travail oeuvre et développe des programmes de sensibilisation pour certaines professions considérées “à risque”. Des métiers d’auditeurs sécurité ont fait leur apparition pour veiller aux respects des consignes sanitaires en vigueur dans les usines dans le but de protéger les salariés.
Certaines fonctions reconnues comme “pénibles” car particulièrement éprouvantes physiquement (travail de nuit, geste répétitif, exposition au bruit ou températures extrêmes) permettent également au salarié un départ anticipé avant l’âge légal de la retraite.
Qu’en est-il dans le reste du monde concernant l’industrie du textile ?
1138 personnes tuées dans l’effondrement d’une usine au Bangladesh en 2013. 254 ouvriers morts dans l’incendie d’une usine au Pakistan en 2012. 117 morts et plus de 200 blessés dans l’incendie d’une usine de confection au Bangladesh en 2012… Autant de catastrophes qui témoignent de la précarité des infrastructures dans lesquelles évoluent ces employés.
Entre nuisances sonores, temps de travail non réglementé (pas de pause déjeuner, pas d’horaires définis), épuisement psychologique, bâtiments non climatisés malgré les vagues de chaleur ; les conditions de travail de ces pays restent encore très précaires. Même les audits réalisés au sein de ces infrastructures se déroulent dans des conditions souvent douteuses (rémunérés par les marques, annoncés à l’avance…). Un sujet pour lequel les grands groupes de l’industrie textile se dédouanent de toute responsabilité n’étant pas les employeurs directs de ces salariés.
En parallèle des infrastructures, la santé des travailleurs est également menacée par les pratiques de la mode. Le sablage par exemple, qui consiste à vieillir artificiellement un jean, provoque des maladies respiratoires pouvant entraîner la mort. Une campagne de sensibilisation menée par Clean Clothes Campaign a conduit une quarantaine de marques à éliminer cette pratique en 2009/2010. Pourtant, un rapport de 2013 prouve que la technique était toujours utilisée, notamment en Chine, et réalisée la plupart du temps sans équipement de protection. Selon Collectif de Marque, la pratique est encore d’actualité au Bangladesh, ou en Inde.
4ème critère : la protection sociale des salariés en usine
En France, les salariés sont couverts automatiquement par l’assurance maladie. De plus, les travailleurs de l’univers textile bénéficient d’une mutuelle d’entreprise, imposée dès le premier salarié par la Convention Collective Nationale Industries Textile.
Si l’ouvrier est malade ou blessé, il bénéficie d’indemnités journalières qui pallient à son salaire. Le salarié est donc protégé. L’employeur a également des droits. Des contrôleurs peuvent parfois être envoyés en cas de soupçon d’arrêts maladie abusifs. Un salarié qui abuse pourra donc être sanctionné, de même qu’un employeur qui ne suivrait pas les règles. Un équilibre permettant à chacune des deux parties de faire valoir ses droits tout en étant dans le respect de l’autre.
En est-il de même pour les travailleurs d’Asie ?
La crise Covid a mis en lumière la précarité des systèmes de production en Asie. Pendant la pandémie, de nombreuses marques ont annulé leurs commandes, dont certaines déjà prêtes à être expédiées. Par ricochet, les usines n’ont pas été payées, entraînant le non versement des salaires pour les employés. Certaines marques se sont finalement engagées à payer les commandes effectuées avant la crise, non sans mal. Une crise qui pourrait ne pas être représentative des conditions de travail habituelles, et pourtant…
Nombreux sont les pays d'Asie où les travailleurs ne bénéficient toujours pas de protection sociale. Ajouté aux salaires trop faibles qui ne permettent ni de se nourrir correctement, ni d’agir en termes de prévention médicale, la protection de la santé des ouvriers du textile ne semble pas être un aspect essentiel pour les employeurs.
L’Organisation Internationale du Travail œuvre pour établir un régime d’assurance contre les accidents du travail dans les pays où l’industrie du textile est un moteur économique. C’est par exemple le cas au Bangladesh suite aux différents drames survenus.
Au Pakistan, 40 000 ouvriers tisserands ont stoppé leur activité au mois d’août 2022. Après un mois de grève, ils ont réussi à obtenir une revalorisation de leurs salaires, mais aussi le versement de cotisations de sécurité sociale par les employeurs. Une petite victoire, mais il reste à s’assurer que les termes soient bien respectés.
5ème critère : l'évolution de la place de la femme
En France, la condition féminine et l’égalité hommes/femmes est un sujet mouvant. Formalisé sous le régime Giscard d’Estaing, la considération de la place de la femme, l’égalité salariale, l’accès aux prêts bancaires pour les femmes entrepreneures progressent et s’accélèrent depuis les années 2000. Les gouvernements de ces dernières années ont mis en lumière le harcèlement des femmes en entreprise, le manque de parité au sein des institutions gouvernantes ou encore les difficultés des mères à conjuguer travail et maternité. Tant de sujets pour lesquels il reste d’immenses progrès à faire mais dont le chemin parcouru est plus qu’encourageant.
Qu’en est-il de l’évolution de ce sujet au sein des pays asiatiques ?
Tout d’abord, notons que 80% des travailleurs des métiers de main (tissage, confection) sont des travailleuses.
En 2020, au Bangladesh, un rassemblement de travailleuses sous la bannière “syndicat du vêtement” mettait en lumière les violences faites aux femmes en usine. Ces dernières ont délivré un message fort aux employeurs quant aux conditions de travail inégalitaires dont elles faisaient l’objet. L’une des manifestantes témoignait : “nous sommes manipulées comme des marionnettes et ce n’est pas le cas des hommes. Les propriétaires n’accordent aucune importance à nos demandes alors que toute demande émanant des hommes doit être prise en considération. D’où le fait qu’ils n’emploient que des femmes”.
Accaparées entre la charge des enfants, les tâches domestiques mais également parfois pour des raisons culturelles, les femmes sont considérées comme plus "malléables" par les employeurs. Certains, sans scrupules, n’hésitent pas à les priver de congé maternité ou rompent leur contrat en cas de grossesse. Certaines entreprises imposent même un test de grossesse à l’embauche.
Le cas du géant chinois du prêt-à-porter SheIn abonde dans ce sens. Nous sommes fin 2022. Une enquêtrice parvient à se faire contracter en tant qu’employée d’usine. Des scènes sont filmées en caméra cachée, qui seront diffusées sur Channel4. On y voit des employés épuisés, présents à leur poste en continu sur plus de 18H00 de manière à se dégager un salaire viable. Ils sont payés l’équivalent de 3 centimes d’euros par pièce textile produite. Parmi les scènes filmées, des femmes se lavent les cheveux au cours de leur pause déjeuner par manque de temps personnel. D’autres terminent leur journée à 03H00 du matin de manière à achever une collection…
Des cas concrets qui témoignent de la non considération de ces femmes au cœur de l’industrie textile asiatique.
Malgré cette mise en lumière de Channel4 concernant la marque SheIn, cette dernière continue de se développer rapidement via des investissements massifs en communication et des prix toujours plus attractifs. Un exemple révélateur d’une tendance plus globale puisque les exportations textiles de la Chine représentent 106 milliards de dollars sur la période janvier à août 2021. Des chiffres semblables à ceux connus avant la crise Covid.
La France prône aujourd’hui la relocalisation de ses usines. Les mentalités semblent avoir quelque peu évolué post Covid pour privilégier une consommation plus locale ou en circuit court. Pourtant un long parcours du combattant attend encore le Made in France.
Il nous paraissait donc important de rappeler les conditions de travail des employé(e)s de l’industrie textile dans ces pays de manière à procéder à des achats éclairés.
À chacun maintenant de composer un dressing en accord avec ses valeurs.